Les sciences sociales ont ceci de
particulier, par comparaison aux sciences exactes, qu'elles ont pour objet des
sujets qui savent ( ou croient savoir) : les sujets humains. La question de
la scientificité reconnue ou pas des sciences sociales bute sur les concepts
d'humanité et d'éthique : contrairement aux sciences de la nature,
elles sont confrontées à la non-reproductibilité de leurs
résultats et à l'impossibilité d'expérimentations
en laboratoire. Les sciences sociales peuvent-elles à l'instar des sciences
dîtes dures ( sciences exactes et sciences de la nature), produire des
politiques publiques ? Ont-elles acquis ce degré de légitimité
sociale et de reconnaissance collective qui leur conférerait une fonction
macro-sociale ? Concrètement , les résultats que ces sciences
ont acquis, pour provisoires qu'ils sont , façonnent-ils nos imaginaires,
nourrissent-ils nos pratiques, ou restent-ils lettre morte, objets inanimés
de la connaissance dite "pure" voués à l'information
des cercles restreints de scientifiques voire même des dominants dans
une logique d'expertise ? Parmi les sciences sociales, sciences périphériques
dans le champ scientifique comme dans le champ social , la Science Politique
est-elle une science sociale "comme les autres" ?
Son objet se dissout au fur et à mesure qu'il se précise : il
est lui-même objet de pouvoir, si tout-un-chacun fait de la politique
sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose . Le discours savant
est en concurrence avec le sens commun : certes, cela est aussi vrai dans les
sciences dures et Bachelard avait bien montré en quoi les prénotions
sont des obstacles à la connaissance dans les sciences physiques mais
dans les sciences sociales, les représentations sociales sont plus prégnantes
: les chances d'avoir une opinion constituée sur le chmage, l'inflation,
le taux d'imposition ou la famille ne sont pas les mêmes que sur l'amibe,
l'ADN ou l'énergie cinétique. Le citoyen s'est donc constitué
un "savoir" qui entre en concurrence avec le discours scientifique
dans la mesure où les acteurs sociaux pensent confusément que
la connaissance immédiate induite par la participation de l'individu
à la vie de la cité suffit pour rendre compte du réel social.
Mais les sciences sociales sont aussi concurrencées par les discours
des élites (le plus souvent aussi discours de sens commun mâtiné
de lectures sociologiques plus ou moins bien assimilées). S'il est possible
d'interroger un comédien, un prix Nobel de physique, un chanteur ou n'importe
quel journaliste dit spécialisé sur les grands objets des sciences
sociales, le discours des spécialistes eux-mêmes n'a aucune audience.
Mais le débat n'est pas si simple...
Est-ce à dire que seul le discours des politologues est légitime
pour Dire-Le-Politique ? Le rationnel épuise-t-il le réel ? Les
politologues ont-ils intérêt à la diffusion de la connaissance
?
La science politique : jeux et
enjeux de pouvoir.
Science hybride, la science politique est un mixte de disciplines :histoire,
sociologie, philoso-phie, droit et anthropologie. L'histoire de la science politique
est d'abord celle de son autonomisation des disciplines concurrentes, la philosophie,
la sociologie et surtout le droit. En tant qu'anthropologie du Politique, elle
décrypte les mécanismes de soumission politique, comme "servitude
volontaire" ( comment se peut-il que tant d'hommes, tant de peuples, tant
de nations supportent parfois tout d'un tyran qui n'a de pouvoir que celui qu'on
lui donne ? interrogeait déjà Etienne La Boétie dans son
"Discours sur la servitude volontaire".) ou bien plutôt comme
résultat complexe de l'intériorisation des mécanismes mentaux
et sociaux définissant une adhésion minimale des citoyens à
cette soumission. Ainsi, non seulement la démocratie occidentale qui
prétend à l'universalité de va pas de soi pour le politologue
mais encore la science poltique est une science dangereuse.
L'objet même de la discipline est enjeu de pouvoir ; il est donc particulièrement
difficile de définir ce qu'est la science politique : sociologie du pouvoir,
elle tente de percer le "mystére de l'obéissance collective"
en étudiant les injonctions socialement nécessaires, tout en admettant
que la lutte pour qualifier un objet de politique est elle-même une lutte
politique qui n'est pas laissée aux seules mains des politologues...
Et cependant la question se complique encore si l'on pense que le chercheur
en science politique (comme dans toutes les sciences sociales), est lui-même
partie prenante de son objet: le politologue est citoyen, souvent électeur,
parfois élu. Les relations du politologue à la Cité sont
donc plus complexes que celles des scientifiques des sciences de la nature,
d'où un débat récurrent sur la scientificité de
la science politique.
Si la politique sert à masquer les règles d'imposition de l'ordre
politique, le politologue dévoile que le Roi est nu en mettant en question
les fausses évidences des injonctions socialement légitimes. Il
ne peut reconnaître en la Loi que l'arbitraire à son principe.
La science politique étudie donc l'ensemble des processus qui attribuent
de l'autorité et permettent de réguler les conflits menaçant
la cohésion sociale. Ce qui est alors en jeu est la position d'acteurs
sociaux des politologues, à la fois citoyens, savants et parfois élus.
De la sorte, il est légitime de s'inquiéter de la nécessité
sociale d'un tel savoir. Souvent ignoré des professionnels de la politique
(hommes politiques et journalistes spécialisés), il est dangereux
s'il contribue à laïciser la relation intime au politique en désacralisant
le pouvoir. N'importe quel commentateur politique de soirée électorale
peut s'attribuer le qualificatif de politologue.
C'est pourquoi la méconnaissance du politique est probablement le produit
collectif d'une volonté de ne pas savoir : mémoire de l'oubli,
déni de connaissance qui s'apparente à une véritable politique
de méconnaissance.Par exemple, Bruno Etienne, dans ses ouvrages, éclaire,
par exemple, une zone d'ombre, celle de la guerre d'Algérie, étudiée
au travers des mécanismes de fabrication d'une véritable amnésie
collective de part et d'autre de la Méditerranée.
En outre, la science politique a ceci de très particulier qu'elle traite
de politique là où les autres disciplines scientifiques prétendent
ne pas en parler.....Les politologues construisent un pouvoir de dire-la-chose-politique
qui constitue une composante de toute stratégie de pouvoir (et aussi
de la leur).
Science politique et éthique
La question se solutionne parfois beaucoup plus simplement : les politologues en mal d'expertise se bornent à une analyse institutionnelle, "doxa" politologique du moment qui minore et nie le plus souvent les cultures infra-étatiques telles les cultures régionales, les socialisations altenatives... La sociologie électorale, mathématisée et modélisée est en l'archétype (qui n'est pas sans produire de la légitimité scientifique) : la mathématisation est encore conçue comme gage de scientificité . Il est donc possible de savoir comment vote statistiquement un jeune cadre moyen célibataire habitant en région parisienne et catholique non pratiquant...mais cela permet-il de comprendre le sens de ce vote et plus largement les mécanismes et enjeux de cette allégeance. Au delà des institutions légitimes et légales tels les Etats, les syndicats, les partis politiques, les collectivités locales .... , ce sont là les centralités souterraines de la puissance sociale que peuvent/doivent saisir les sciences sociales : le rap ou la techno sont-ils des objets (légitimes) de la science politique et des sciences sociales ?
L'idée de démocratie
sous sa forme occidentale , est une des normes centrales de cohésion
de notre société : la participation politique, par le biais du
vote notamment, est un des moyens de sa légitimation Or, la dévolution
du pouvoir au corps séparé de professionnels de la politique ne
va pas de soi .parole qui légitimise la relation de pouvoir en général
et la forme particulière de cette relation établit une concordance
entre la forme concrète du pouvoir ( mode de désignation des gouvernants,
constitution d'un corps de professionnels de la politique, missions reconnues
aux élus ...) et l'ensemble des croyances sur le monde et la vie sociale
ainsi véhiculées; en d'autres termes, la parole du pouvoir légitime
non seulement l'utilité et la forme concrète du pouvoir mais aussi
les représentations du monde dont il se réclame, sacralisant ainsi
les formes les plus laïcisées du pouvoir politique. L'action politique
tend à démontrer la supériorité des valeurs qui
l'anime , fondant une identité supposée collective qui s'actualise
en procédures concrètes, rites symboliques dont le vote est l'aboutissement,
en tant que pratique rituelle d'allégeance ; si bien que cette problématique
de la participation politique, comme procès de légitimation démocratique,
renvoie à l'accord des rituels et des formes de domination, et doit susciter
un questionnement sur les mécanismes psychologiques d'intériorisation
des contraintes, d'acquisition des normes et d'apprentissage, de l'obéissance:
elle se réfère clairement à l'ensemble des mécanismes
qui produit le sujet/citoyen par la socialisation politique , la participation
politique et le processus d'intégration sociale, triptyque où
la participation politique est en amont en relation avec la socialisation et
en aval avec l'intégration.
Les sciences sociales ne produisent pas de politiques publiques. Certes, les
fantasmes sont indispensables à la survie des groupes humains. Mais surtout,
les détenteurs du pouvoir préférant ne pas utiliser la
force, proposent des agencements institutionnels propres à exclure la
possibilité de contradiction . Dans cette perspective, la méconnaissance
du Politique sert les politiques de domination tout comme les analyses politologiques
dominantes servent d'expertise et de ressources publiques.
S'il s'agit bien, au coeur du débat politologique d'une socialisation de la citoyenneté , la Raison politologique peut-elle évacuer la dimension éthique du travail de recherche comme épiphénomène ? La Raison politologique est-elle si raisonnable - ou si déraisonnable - qu'elle ne puisse aussi choisir de fixer méthodiquement son attention sur les toiles de significations que l'homme, unitas multiplex, se tisse (mais qui l'enserre ) à un moment donné de son histoire, pour saisir la multiréférentialité du Politique ?
1.titre de l'ouvrage
de Bruno Etienne et Béatrice Mabilon-Bonfils, éditions Flammarion,
collection dominos, 1998. L'article s'en inspire pour une part.
2.Mais ils le sont tout autant dans les sciences dures...
3.Ainsi en attestent le nombre de politologues recrutés tous les
ans par les Universités ou le CNRS ou les crédits alloués
aux disciplines des sciences sociales.
4.Ainsi quel lecteur peut citer un politologue français contemporain
?
5.Il est clair qu'évidemment en tant que citoyen, tout un chacun
a des opinions, et que celles des sociologues/ politologues n'est pas plus légitimes
que les autres....Le débat porte ici sur la légitimité
sociale des discours produits par les social scientists.
6.Le politologue
est alors l'expert, le clinicien social qui répond aux besoins (mais
lesquels ? ceux des élites, ceux de la société civile si
ce concept a un sens, les siens propres.... )
7.opinion majoritaire plus légitime que les autres.
8.Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre....
9.lire à cet égard, Bruno Etienne, une grande entrouverte,
éditions de l'Aube, 1999.
10.Voir l'analyse qu'en fait Michel Maffesoli la techno, un laboratoire
artsitique et politique du présent .
11.Draï Raphaël, psychanalyse et politique in Jean Leca Traité
de science politique, PUF, 1984.
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